Ni pleinement en Orient ni en Occident, ou plutôt dans les deux à la fois, la Turquie est, plus qu’entre deux régions, au carrefour de deux mondes. Que ce soit aux niveaux diplomatique, économique, militaire ou culurel, la Turquie s’affirme désormais comme une puissance régionale de premier plan et prend de l’ampleur à l’échelle internationale.
“225,36 milliards de dollar” : Recep Tayyip Erdogan n’était pas peu fier de présenter ce lundi le “nouveau record en matière d’exportations”, notamment vers l’Europe, réalisé par la Turquie en 2021. Frontalier de l’Union Européenne (UE), qu’il souhaite intégrer depuis des décennies, le pays entretient un constant dialogue avec l’Europe. D’abord d’étroites relations économiques : l’UE représentant à elle seule 33% des importations et 40% des importants de la Turquie en 2020, selon les données du ministère français de l’Economie et des Finances. De même qu’au niveau environnemental où la Turquie est le principal importateur de déchets plastiques de l’UE, pour y être recyclés. Eurostat rapporte qu’en 15 ans, la Turquie y en a importé 173 fois plus, empochant 6 milliards d’euros en 2018. Autant dire que les échanges vont bon train entre les deux puissances, malgré les crises du Covid et de l’inflation. Mais la donne n’est pas la même sur le plan diplomatique, notamment les sujets éminemment politiques comme l’immigration. Avec des millions de civils fuyant les bombardements au Moyen-Orient, la crise des migrants de 2015 est passée par là. L’UE s’était alors résolue à verser 6 milliards d’euros à la Turquie pour surveiller plus fortement sa frontière. Depuis, Erdoğan a compris qu’il avait là une grosse carte à jouer avec ses voisins européens. Carte qu’il utilisera notamment face à la Grèce début 2020.
Mais avant de regarder vers l’Europe, la Turquie a fort à faire au Moyen-Orient. Ankara veut y être « un pôle de stabilité régionale », affirmait en 2009 Ahmet Davutoğlu, alors ministre des Affaires étrangères. A majorité musulmane, cette région est pleine d’enjeux pour Ankara, qui y développe une forte politique militaire et diplomatique. Militaire tout d’abord, car le pays est positionné dans les plus grands conflits régionaux : Haut-Karabakh, Afghanistan, Palestine… La guerre en Syrie lui a permis de tisser des liens avec Vladimir Poutine, allié de poids. Mais la Turquie ne déploie pas que ses forces militaires dans la région. En effet, Erdoğan a aussi une politique diplomatique précise au Moyen-Orient : être le représentant des musulmans dans le monde. Enfin, l’agenda politique d’Erdoğan l’a récemment conduis à faire une tournée en Afrique, concluant des accords économiques, inaugurant des ambassades… Le tout couronné par le troisième sommet Turquie-Afrique à Istanbul. Erdoğan voit ici l’opportunité de s’affirmer en Afrique, théâtre d’une lutte d’influence avec la France mais surtout la Chine. La Turquie s’affirme donc plus que jamais comme un acteur incontournable de sa région, mais veut aussi l’être à l’international.
Une puissance politique et diplomatique
Si la Turquie est constamment en lien avec ses voisins, en partenariat si ce n’est en rapport de force, elle est aussi un acteur important sur la scène internationale. La présence du pays au sein de l’OTAN fait partie des grandes fiertés des dirigeants. Au cœur des tensions entre France et Turquie en juin 2020, l’ambassadeur de la Turquie en France, n’est pas passé par quatre chemins au Sénat en déclarant son pays comme indispensable à l’OTAN, dont elle est la deuxième armée en effectif : “Imaginez l’OTAN sans la Turquie ! Il n’y aura plus d’OTAN ! Vous ne saurez pas traiter avec l’Iran, l’Irak, la Syrie la Méditerranée au sud, le Caucase, la Libye, l’Egypte“. Il n’a pas hésité à rappeler le rôle clé de la Turquie, solide rempart contre l’URSS, durant la guerre froide. Mais au-delà de l’OTAN, la Turquie occupe une place importante dans d’autres organisations internationales. Elle fait à ce titre partie du G20, qui rassemble les 20 premières puissances mondiales.
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Au regard de son expansion et son influence conséquente, en premier lieu sur le Moyen-Orient, Ahmet Davutoğlu parlait même, du temps où il était Premier ministre, de faire de la Turquie un “pôle d’attraction“. Les ambitions d’Erdoğan sont claires, résumées dans la formule consacrée, de ‘’néo-ottomanisme’’, dans lequel l’Islam est central dans la société. Une société laïcisée à marche forcée par Mustapha Kemal Atatürk, fondateur de la République de Turquie. Ce sont là deux modèles opposés que ceux du laïc Atatürk et celui du conservateur Erdoğan, mais qui se rejoignent dans une ambition commune. Vision basée sur l’idée d’une grande nation turque, qui repose sur une identité forte, qui se décline en trois fondements : la langue turque, la religion musulmane et un appareil d’Etat laïque. Une République, dont Erdoğan attend également avec impatience le centenaire, en octobre 2023. Une aubaine pour renforcer son empreinte dans ce pays qu’il aura considérablement transformé, tant sur le plan politique que sociétal.
Une relation particulière avec la France
Une laïcité qui n’est pas sans rappeler la nôtre. En effet, l’histoire de la Turquie est intimement liée à celle de la France, et ce, dès son origine même. Atatürk, a complètement transformé ce pays, héritier d’un Empire Ottoman morcelé par le traité de Lausanne en 1923. Il s’inspirera beaucoup de la Révolution Française pour fonder ce qui sera la République de Turquie la même année. Au-delà des institutions, c’est toute la société qu’Atatürk a laïcisé à l’occidentale : de l’alphabet latin, instauré en lieu et place de l’arabe, à l’obligation de troquer le “fèze” pour le chapeau en passant par le costume pour les hommes. Les deux pays gardent depuis beaucoup de liens, notamment institutionnels, comme en témoigne la création de l’université francophone de Galatasaray. Beaucoup d’entreprises françaises également s’exportent en Turquie, 20 fois plus en 30 ans rapporte France Culture. Pas plus tard qu’en novembre 2021, une délégation française s’y est rendue pour rencontrer les acteurs de l’industrie du drone. Ces liens se retrouvent également en France, qui abrite la deuxième diaspora turque en Europe avec environ 650 000 turcs. Cela passe aussi par la culture. Le film Koğuştaki Mucize (Netflix), étant tout simplement le film le plus vu en France durant le premier confinement d’après Le Parisien.
Les liens culturels et économiques sont forts, mais la musique n’est pas la même au niveau politique. Entre les présidents français et Erdoğan, c’est “je t’aime moi non plus”, avec en toile de fond la demande d’adhésion de la Turquie à l’UE. Jacques Chirac y était d’abord favorable, en signe d’apaisement après les attentats de 2001. Son successeur, Nicolas Sarkozy, pointait quant à lui des différences culturelles, préférant ainsi un “partenariat privilégié”, dans la revue Diplomatie en 2012, avec celle qui fait office de “pont irremplaçable entre l’Orient et l’Occident”. Cela exaspéra la diplomatie turque. François Hollande sera ensuite plus mesuré : “nous devons cesser d’ostraciser la Turquie (…) On a érigé la Turquie en bouc émissaire à des fins politiciennes” dit-il dans la même revue. Mais la présidence chypriote de l’UE est passée par là, et s’il y a bien une chose sur laquelle Erdoğan ne lâche rien, c’est la “République Turque du Nord de Chypre”. Ankara boycottera alors l’UE durant cette période. Enfin, la relation entre Macron et Erdoğan est celle qui aura fait le plus d’étincelles, les deux hommes s’affrontant personnellement. En juin 2020, les deux pays otaniens frôlaient l’affrontement en Méditerranée, en raison de “trois illuminations radar” d’un navire turc en direction du Courbet selon Paris, de simples “désignation” pour Ankara. Ces fortes tensions entre les présidents n’étaient rien à côté de ce qui suivra avec l’affaire Samuel Paty. Le discours du président à la Sorbonne fera sursauter le Moyen-Orient, la Turquie en premier lieu : Erdoğan boycotte les produits français et remet en cause la “santé mentale” de son homologue, qui s’expliquera sur la chaîne Al Jazeera pour calmer les choses. Episode clos aujourd’hui.
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