Vivre avec un cœur double c’est porter en soi l’amour des couleurs de deux cultures. Les cœurs doubles sont cette jeune génération française d’ici et d’ailleurs. Nés en France de parents immigrés, ils constituent la première génération issue d’une histoire migratoire et d’une France multiculturelle. Ils ont entre 20 ans et 32 ans et forment une génération née d’un même phénomène tout en vivant la double culture d’une manière singulière, entre éducation culturelle et appropriation personnelle.
Pour ce second épisode, les cœurs doubles nous racontent leur rapport avec leur pays d’origine. C’est le pays d’où viennent leurs parents, leur héritage et éducation culturelle et ils y ont souvent passé une partie de leurs vacances. Néanmoins, il demeure parfois inconnu ou semblablement lointain, bien que les cœurs s’en embrasent, loin des yeux mais près des cœurs.
Les doux souvenirs du « bled »
Ce second pays, certains des cœurs doubles le connaissent grâce à des courts moments de vie estivaux. Les parents, issus de l’immigration, tiennent souvent à retourner dans ce pays qu’ils ont quitté, un retour qui se fait dans la plupart des familles annuellement comme une tradition familiale à ne pas manquer. Beaucoup des cœurs doubles ont connu ces « vacances au bled », souvent remémorées dans la douce nostalgie de l’enfance.
Linda, Sergio, Rayan ou encore Thusika ont connu ces courts séjours dans ce pays second mais souvent premier dans le cœur des parents qui tiennent à maintenir ces retrouvailles annuelles entre ceux qui sont partis et la terre quittée. « J’allais au Maroc tous les ans, et j’y restais presque 1 mois. Aujourd’hui j’en suis ravie car c’est ce qui m’a permis d’être aussi proche de ma culture, c’était le mois de l’année où je me sentais vraiment marocaine » dit Linda. Il semblerait que ces vacances ont transmis aux cœurs doubles l’amour du pays et le besoin d’un retour aux sources fréquent. « Je ressens le besoin d’y retourner fréquemment et de replonger entièrement dans la culture tunisienne » ajoute Rayan. Au-delà de leur éducation culturelle, le retour dans ce second pays représente une véritable reconnexion avec leur héritage culturel, une façon de dépasser cette hybridité culturelle pour l’unité et la symbiose complète des couleurs de ce pays.
Ces vacances ont créé une habitude, un confort auprès des cœurs doubles. « Ça fait 3 ans que je n’y suis pas allé et ça me manque beaucoup » dit Sergio à propos de la Colombie. Un manque se forme lorsqu’on quitte ce pays des yeux pendant trop longtemps, qui en plus d’être porteur de leur histoire culturelle, est porteur de souvenirs d’enfance qui leur permet de s’auto-approprier sentimentalement ce territoire à la fois lointain et sensiblement proche.
Ce retour est aussi grandement motivé par des retrouvailles entre familles, celle qui a quitté le pays et celle qui est restée. Il s’agit d’une reconnexion avec ce qu’il reste du départ des parents, un retour dans la maison d’enfance, dans la maison des grands parents, ce qu’ils ont laissé pour la France.
Un pays lointain
Bien que certains cœurs doubles soient bien familiers de ce pays, la distance est bien tangible et semble parfois creuser un fossé entre les familles et effilocher ce cordon familial. « Voir sa famille une fois par an ce n’est pas assez pour réellement avoir des liens » dit Linda, dont la plupart de sa famille vit au Maroc.
Arrive un jour où les cœurs doubles grandissent, et ne suivent plus ce retour annuel au pays d’origine établit par leurs parents, s’en suit alors un fossé d’autant plus grand entre celui qui est ailleurs et celui qui est resté. «J’étais proche de ma famille du bled y’a un temps et plus maintenant » dit Dienaba, qui n’est pas retournée au Sénégal depuis plus de dix ans. Entrés dans une vie étudiante ou active indépendante de leurs parents, les séjours des cœurs doubles s’écourtent.
Parfois ce pays demeure lointain, et même inconnu. Certains cœurs doubles n’ont pas connu ce retour annuel au pays, et n’ont pu mettre un pied sur leur terre d’origine qu’une fois ou deux. Certains n’y sont jamais allés. C’est par exemple le cas de Nataël, mais qui n’est jamais allé au Congo, il tient cependant à soutenir le fait qu’il aimerait y aller un jour. Aussi loin des yeux que puisse être ce pays, il reste aussi proche des cœurs et des intérêts des cœurs doubles.
« Je ne suis allé en Algérie seulement deux fois quand j’étais petit. J’ai honte de ne pas y être retourné et de ne pas connaitre plus que ça mon pays. » regrette Yanis lorsque l’on évoque son pays d’origine, l’Algérie. Tout comme Nataël, il aimerait un jour mieux découvrir ce pays. Bien que ce territoire demeure parfois étranger, les cœurs doubles semblent garder un sens affectif pour celui-ci, d’une part car il est rattaché à une histoire qui leur est personnelle qu’ils aimeraient souvent reconstituer et mieux saisir.
Pour d’autres, le pays porte bien moins un signe affectif. « Je ne ressens pas du tout le besoin de retourner ni au Vietnam, ni en Thaïlande » dit Alice. Dans certains cas, le pays d’origine demeurera avant tout le pays des parents, celui où ils retournent fréquemment pour se ressourcer tandis que les enfants ne ressentent pas ce même besoin vital, lorsque la diaspora suffit parfois pour nous rappeler d’où l’on vient.
Le malaise de « l’exil »
Parfois, une distance se crée avec ce pays, non plus essentiellement parce qu’il est lointain mais parce que les cœurs doubles s’en sentent étrangers tant la culture y est différente de ce qu’ils ont connu et vécu en France malgré une éducation culturelle qui a transposé des bribes de ce pays. Pour les cœurs doubles qui ont grandi dans l’ambivalence qu’est la dualité culturelle, le retour dans ce pays nécessite une accommodation préalable à ces habitudes qui ne leurs sont pas quotidiennes et qu’il faut réapprendre.
Même pour ceux qui ont l’habitude de retourner fréquemment dans leur pays d’origine, un fossé se fait remarquer. « Au Maroc, je ne me suis jamais vraiment sentie à 100% chez moi. Même en ayant deux parents marocains, il y’avait des codes et habitudes que je ne comprenais pas toujours. » dit Linda. « Je sais que je ne suis pas chez moi en Tunisie, je change ma manière de m’habiller ou de mon comporter par exemple… Mais je ne suis pas totalement étranger à cette terre non plus. » ajoute Rayan. Les cœurs doubles ayant baigné dans une dualité culturelle entre culture occidentale et parcelle de cet ailleurs transmis dans leur éducation, peuvent avoir des difficultés à s’incorporer entièrement dans une des deux parts de leur identité culturelle et d’autant plus dans ce territoire qu’il n’ont souvent connu que par fragments estivaux.
Parce qu’ils n’ont pas grandi ni vécu dans ce même pays et qu’ils n’y sont que de passage régulier ou occasionnel, les cœurs doubles quelques fois peuvent se sentir paradoxalement et partiellement étrangers à cette terre d’origine. Le sentiment d’appartenance au pays est bien évidemment singulier et propre à chaque cœur double, selon l’éducation ou le rapport personnel qu’il entretient avec son histoire mais revient souvent ce sentiment d’en avoir été exilé. Ce pays est le territoire qui par essence porte leur héritage culturel, les cœurs doubles issus d’une histoire migratoire en ont été écartés, créant ainsi le sentiment gênant de ne pas pouvoir saisir pleinement cette terre mère car ils sont enfants d’une ambivalence identitaire. « C’est une cicatrice qu’il faudrait que j’arrive à refermer » dit Yanis, qui ne se sent pas très proche de l’Algérie. Cette cicatrice est la conséquence même de cette distance culturelle inévitable, le mal-être de se sentir loin de son histoire.
Ce sentiment d’être étranger à sa terre d’origine, en plus d’être intrinsèque, est d’autant plus amplifié lorsqu’il émerge du regard de l’autre, ce frère ou cette sœur qui ne reconnait le cœur double que dans son ambivalence. Thusika explique son expérience en tant que cœur double au Sri-Lanka et l’image que peuvent avoir les sri-lankais de ceux qui sont partis pour l’occident. « Les locaux et membres de ma famille ont tendance à vite nous coller une étiquette en pensant que la vie au Sri Lanka est une sorte de ‘down grade’ pour nous, on est des étrangers pour eux ». Au Vietnam, selon Alice, ceux qui ont quitté le pays sont « mal vus », une image négative fortement influencée par un contexte politique et social particulier. Rayan relève justement la nécessité de « faire des efforts pour trouver sa place » dans son pays, une élévation et auto-éducation parfois nécessaire pour s’en sentir plus proche.
Ce malaise ressenti par certains cœurs doubles relève tout simplement de la distance issue d’une migration qui en ont fait involontairement des « exilés » de la terre qui porte leurs racines. Nombre de retours annuels peinent à réellement en faire des cœurs simples, car ils ont grandi dans la dualité et ce mélange des cultures. Les cœurs doubles, malgré eux, ne connaitront finalement que partiellement leurs pays d’origine, mais ils sont quand même parvenus à saisir des parcelles de celui-ci.
Une parcelle de toi
Les cœurs doubles portent une affection particulière à ce pays, parce qu’il porte leurs origines mais aussi parce qu’il est porteur de souvenirs qu’ils se sont eux même forgés durant leurs retours fréquents. Mais peut-on aimer ce pays si on ne l’a jamais vu ni découvert ? Les cœurs doubles qui n’ont jamais ou peu découvert leurs pays d’origine ont malgré tout eu une parcelle de lui, et parviennent à s’en sentir proche même s’il ne représente qu’un arrière-plan.
Une parcelle, c’est ce qu’ont transposé dans leur foyer ces parents qui ont grandi et vécu pleinement dans ce pays. Les cœurs doubles reconnaissent ce territoire car ils ont vécu avec cette parcelle d’ailleurs en France, expliquant ainsi cette attache indélébile à un pays lointain mais porteur d’un grand sens. Car oui, les cœurs doubles vivent pour la plupart avec cet amour double de deux pays et deux cultures. Même si certains personnages médiatisés prôneraient l’assimilation à un idéal français dépassé, homogène et aujourd’hui hermétique à la réalité d’une France multiculturelle, les vrais acteurs de cette dualité culturelle sont bien ceux qui représentent une France des plus réalistes.
Les parents des cœurs doubles ont transmis cet amour du pays à leurs enfants qui aujourd’hui peuvent eux même ressentir le manque de celui-ci, loin des yeux mais près des cœurs. Le malaise qui peut tacheter les cœurs doubles provient justement de cette cicatrice qui fait de ce pays d’origine, une terre destinée à n’être souvenue et connue que par bribes. On se souvient de ces grands-parents ou parents, premiers à immigrer, pleurant leurs familles et pays dès leur arrivée en France, une France aujourd’hui devenue pays des cœurs doubles et de leur future descendance. Les cœurs doubles ont fait du paradis qu’on leur a dit leur toit, sans jamais totalement oublier le grand tableau.
« Je vais rejoindre le paradis qu’on nous a dit, Nostalgie et tristesse, La migration, haut lieu de contradictions » – “Je vais rejoindre le paradis qu’on nous a dit. Poésie marocaine amazigh sur la migration” Mohamed Moustaoui
Les Cœurs Doubles (1/4) : Les berceaux des cultures
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